CHAPITRE TREIZE
Dès que les premières lueurs de l’aube apparurent dans le ciel, à l’est, nous nous affairâmes. J’avais bien dormi, quoique j’eusse insisté pour prendre mon tour de garde. Emerson trépignait presque, tant il était anxieux de s’attaquer à la tombe ; toutefois, la présence du journaliste refréna son ardeur, et il concéda – non sans réticence – que nous ferions mieux de regagner la maison et de régler la dernière crise en date avant de nous mettre au travail. Nous laissâmes O’Connell en faction, avec la promesse de lui envoyer du renfort, et la dernière chose que je vis en grimpant le sentier fut sa tête rouquine embrasée par les rayons du soleil levant. Emerson avait fermé à clef la grille métallique, de façon qu’il ne fût pas tenté de s’introduire furtivement dans la tombe durant notre absence.
En dépit des tâches funèbres qui nous attendaient, je me sentis inondée de plaisir tandis que nous cheminions, main dans la main, en regardant le ciel s’éclaircir pour accueillir le soleil dans toute sa majesté. Le grand dieu Amon-Rê avait survécu à un nouveau voyage nocturne dans les périls des ténèbres, comme il l’avait déjà fait des millions de fois et continuerait de le faire longtemps après que nous, spectateurs de cette aurore, ne serions plus que poussière. De quoi inciter à l’humilité.
Telles étaient mes rêveries poétiques et philosophiques quand Emerson, selon son habitude, gâcha mon humeur en proférant une remarque grossière.
— Vous savez, Amelia, ce que vous avez dit hier soir était sacrément stupide.
— Ne jurez pas, je vous prie.
— Vous m’y contraignez. Et de surcroît, c’était irresponsable de votre part d’exposer vos soupçons devant l’un des principaux suspects.
— J’ai fait cela uniquement pour l’ébranler un peu. Je ne soupçonne pas Mr. O’Connell.
— Et qui a vos faveurs, ce matin ? Lady Baskerville ?
Ignorant le sarcasme, je répondis gravement :
— Je ne puis l’éliminer de la liste, Emerson. Vous semblez oublier que Lord Baskerville a été la première victime.
— Je semble oublier ? postillonna-t-il. C’est vous qui avez décrété, hier soir, que le mobile était la jalousie suscitée par miss Mary !
— J’ai présenté cela comme une hypothèse parmi d’autres. Ce que nous avons ici, Emerson, c’est une série de meurtres perpétrés en vue de camoufler le véritable mobile. Nous devons d’abord déterminer quel est le « principal assassiné », si vous me permettez d’employer cette expression.
— Je ne vois pas comment je pourrais vous en empêcher. Si choquante que soit l’expression, elle me choque moins que la théorie que vous proposez. Pensez-vous sérieusement que deux des agressions meurtrières – trois, si vous comptez Hassan – n’étaient que pur camouflage, et qu’un assassin massacre les gens au hasard afin de brouiller sa piste ?
— Qu’y a-t-il de si ridicule là-dedans ? Pour résoudre un meurtre, il faut en connaître le mobile. Les principaux suspects sont ceux qui ont le plus à gagner à la mort de la victime. En l’occurrence, nous avons quatre victimes – car je compte bien évidemment Hassan – et, par voie de conséquence, une pléthore de mobiles.
— Humph ! dit Emerson en se frottant le menton d’un air pensif. Mais Lord Baskerville a été le premier.
— Et s’il était mort dans des circonstances ordinaires, sans cette absurde histoire de malédiction, quels auraient été les principaux suspects ? Ses héritiers, bien sûr : le jeune Arthur (quand il serait venu réclamer son héritage) et Lady Baskerville. Toutefois, si je vois juste, le meurtre de Lord Baskerville n’est pas le meurtre essentiel. Ce serait trop évident. Il est plus vraisemblable que l’assassin a commis ce premier meurtre pour nous lancer sur une fausse piste, et que le principal assassiné était Armadale ou Arthur.
— Dieu nous vienne en aide si jamais vous vous lancez dans le crime ! dit Emerson avec conviction. Amelia, cette idée est tellement inepte qu’elle en acquiert une sorte de charme insensé. Elle me séduit, mais elle ne saurait me convaincre. Si je reconnais que, dans la plupart des cas, le mobile est d’une grande importance pour résoudre un crime, je ne crois pas qu’il puisse nous aider dans le cas présent. Il y a trop de mobiles. Le fait que ces événements aient débuté après la découverte d’une nouvelle tombe royale est assurément significatif. Les voleurs locaux, conduits par Ali Hassan, espéraient peut-être que la mort de Baskerville donnerait un coup d’arrêt aux travaux, le temps de leur permettre de piller la tombe. L’imam, poussé par je ne sais quelle ferveur religieuse, a peut-être décidé d’anéantir le profanateur. Vandergelt, lui, paraît avoir des vues sur la veuve de Lord Baskerville aussi bien que sur son permis de fouilles. Une enquête sur la vie privée du lord pourrait faire apparaître une demi-douzaine d’autres mobiles.
— C’est vrai. Mais comment expliquez-vous la mort d’Armadale et l’agression contre Arthur ?
— Armadale a peut-être été témoin du meurtre et a tenté de faire chanter l’assassin.
— Faiblard, dis-je en secouant la tête. Très faiblard, Emerson. Pourquoi Armadale serait-il resté caché si longtemps ?
— Peut-être ne se cachait-il pas. Peut-être était-il mort depuis le début.
— Je ne pense pas qu’il soit mort depuis plus d’un mois.
— Cela, nous le saurons seulement quand le médecin l’aura examiné. Gardons-nous de spéculer tant que nous n’avons pas les faits.
— Une fois que nous aurons les faits, nous n’aurons pas besoin de spéculer. Nous connaîtrons la vérité.
— Je me le demande, dit Emerson d’un ton morose.